Il était à peine arrivé. Le voilà reparti.
Petit Être a mis les voiles, tout seul. Il a mis ses ailes, il a sauté à l’eau,
il s’est jeté dans la mer de sang qui devait le protéger.
Je devais le protéger. Ne se sentait-il pas
bien en moi ? Peut-être que j’ai un problème, que tout est de ma faute…
Peut-être l’ai-je empoisonné ? Je l’ai peut-être tué !
C’est injuste… Tellement injuste… On me dit
« C’est la vie, ça arrive, les fausses couches » ou que « c’était JUSTE un
embryon ». C’était juste un embryon.
C’était juste une idée, ce n’était
pas « réel ». C’était juste un rêve. Un projet de vie. Le fruit de
l’amour que je porte à mon mari. C’était le cor de nos cœurs battant la chamade
quand nous nous sommes regardés dans les yeux, ce soir-là, pour nous dire oui
une seconde fois : oui, nous voulons devenir trois. C’était JUSTE la sacralisation de notre couple, le pacte du
sang pour l’éternité. Ce n’était QUE
ça, oui.
Je ne l’ai pas senti bouger, ses pieds n’ont
pas eu le temps de triturer les parois de mon utérus, je n’ai pas vu son visage
sur un écran. Mon corps l’a JUSTE
logé. Je n’avais plus de règles. J’avais parfois envie de vomir et mes seins
avaient gonflés. JUSTE pour un
embryon.
Un embryon qui avait un prénom, et déjà
l’amour de ses deux parents. Ce n’était QUE ça ? Non, ce n’est pas QUE ça : c’est JUSTE que ça
ne restera QUE ça…
***
Tout le monde me demande : comment
va-t-elle ? J’attends, j’attends qu’on veuille prendre en considération ma
peine… Notre bout de vie s’en est allé, une seconde fois. Les gens commencent à
manifester un peu plus de chagrin pour nous. « C’est vraiment pas de
chance » nous disent-ils.
A ma femme, ils lui disent tant et tant.
Comme elle est pauvre, ma femme, d’avoir porté deux fois la vie qui n’a pas
grandi. Comme elle est pauvre, ma femme, de devoir subir deux fois cette
épreuve. Et moi, je reste à ses côtés, et je pleure. Mais personne ne le voit.
Personne ne voit ma souffrance, de voir ma
femme souffrir, de voir notre enfant s’envoler, d’y croire une fois, puis deux,
et de devoir encore se séparer de l’enfant qu’on pense attendre. Personne ne
voit que je suis seul chez moi quand elle reste à l’hôpital, que je regarde,
seul, ce lit dans lequel j’aurais caressé son ventre, ce canapé dans lequel je lui
aurais donné son biberon. Ce trou vide en moi dans lequel il y avait tout
l’amour à donner… L’amour était là lui, prêt à être transmis, prêt à être
partagé. Pourquoi ça devrait être plus facile pour moi ? Au nom de quoi devrais-je être moins triste qu’elle ? Dans quelle mesure ? Y a-t-il une
échelle, un degré, auquel je dois m’arrêter de m’apitoyer pour ne pas vous
blesser, pour ne pas heurter votre bienséance, pour ne pas heurter votre
sensibilité ? Dois-je m’arrêter d’être triste pour ne pas être plus peiné
que ma femme, qui porte tous les droits de pleurer ?
Aleshanee
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